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Les sarabandes de Terpsichore
1 avril 2013

"La Philosophie de la danse", de Paul Valéry (1936)

Afin de nous glisser dans l'univers de la danse, faisons quelques pas, pirouettes et rotations vers les pensées de Paul Valéry, cet écrivain-philosophe qui subit les prestiges de la danse et déclare ne pas savoir opposer "l'intelligence à la sensibilité, la conscience réfléchie à ses données immédiates".

La réflexion de Valéry présente un grand intérêt à maints égards. Il s'agit avant tout pour lui de montrer combien la danse, loin d'être d'un simple et futile divertissement, est au contraire un art essentiel, digne de respect et d'admiration. Universel, porteur d'une longue histoire, cet art d'origine populaire a été vénéré par toute époque qui a perçu l'énigme de l'organisation du corps humain, de ses moyens, de ses limites, des associations d'énergie et de sensibilité qu'il comporte. Que peut nous apprendre sur la danse un philosophe qui ne danse pas et qui ignore tout de sa technique ? Quel éclairage peut apporter une réflexion abstraite sur la danse ? L'on pourra se demander si le plaisir de la danseuse se trouve augmenté par ce savoir abstrait. Mais Valéry ne se contente pas de penser la danse mais aussi l'art en général et tout particulièrement la littérature.

 

       C'est en sa qualité de philosophe que Valéry tente de percer le mystère de la danse dans ce texte stimulant. Valéry ne danse pas et il ignore tout de la technique de cet art, il ne cesse de le dire. Le seul recours dont il dispose pour compenser ses lacunes techniques, c'est d'user subtilement des ressources de son esprit bien plus apte à "construire un univers que d' "expliquer comment un homme tient sur ses pieds", à livrer "une interprétation universelle" de cet art qu'à "traiter des prodiges que font les jambes". Autrement dit, seul l'éloignement, la distance prise avec l'objet d'étude permet de lever certaines difficultés et dissiper l'embarras de celui qui, à défaut de danser, se rabat sur le pouvoir de l'esprit. Les précautions et mises en garde de Valéry éclairent fort bien le rapport qu'entretient le philosophe avec l'objet dont il s'empare. La démarche adoptée, à savoir l'ample cercle décrit autour de "l'objet danse", dit combien le savoir - ou l'illusion de savoir ?- du philosophe se distingue nettement de celui de la danseuse. Ce texte prend l'allure d'un véritable défi qui relève du paradoxe, dans la mesure où Valéry essaye de savoir davantage que la danseuse sur ce qu'elle maîtrise le plus et sur ce qu'il ignore tout à fait.

      Venons-en à la teneur de la réflexion. Selon Valéry, la danse "se déduit" de la vie en ce qu'elle prend appui sur l'action du corps humain. Mais aussitôt, elle s'en extrait et s'en affranchit à tel point qu'elle finit pas s'y opposer en se forgeant son propre espace-temps. La danse se compose de gestes, de mouvements, d'actios qui découlent d'un excès d'énergie,de forces, de puissances, par rapport à nos besoins. Ces mouvements, inutiles en soi, ne tendent en aucune façon à satisfaire nos besoins physiologiques. Ils dépassent la satisfaction d'une nécessité vitale. Nos besoins sont excédés par des puissances qui trouvent leur domaine de déploiement et d'expansion dans l'univers de la danse. Ces propos peuvent être étendus à tous les arts car les perceptions, la curiosité, les actions qui président à l'invention des arts mais aussi des sciences, ne répondent à aucun but vital, et c'est en ceci que l'animal se différencie de l'homme, "cet animal singulier qui se regarde vivre".

      L'étrangeté du corps dansant tient à son mouvement oscillant entre mobilité, instabilité et réglage, ajustement, entre spontanéité, impulsion et élaboration savamment orchestrée, entre illusion d'imprévu et prévision. Le corps dansant évolue dans un autre monde, loin de celui gouverné par la marche, "cette prose du mouvement humain". Il s'agit d'un monde clos, tressé pas les pas et dessiné par les gestes. En dehors du corps lui-même et de la terre, du sol, cette surface plane qui à la fois attire et éloigne le corps par une combinaison de forces fuyantes, rien n'existe. Le monde extérieur est aboli. Aveugle, sourd à ce qui l'environne, il se laisse guider par lui-même, attentif qu'il est aux actes qui composent son propre univers. Dès lors, il apparaît qu'il tournoie au sein d'un système semblable au sommeil. La danse serait "un somnambulisme artificiel" qui détient son temps propre, sa durée propre. L'abandon du milieu, l'absence du but, l'impossibilité d'expliquer ces mouvements qui ne sont aucunement exigés par la vie ordinaire, "un sourire étranger", "ce sourire même qui n'est à personne", l'inachèvement, tous ces traits si particuliers définissent un univers éloigné, voire opposé au "monde pratique".

       La danse serait "une vie intérieure" emplie de groupes de sensations, d'une succession de "thèmes musculaires", de transformations, de modifications, de modulations d'apparence, d'accélérations et de cristallisations; de "sensations de durée et de sensations d'énergie qui se répondent et forment comme une enceinte de résonances".

        Mais Valéry va plus loin en élargissant la réflexion sur la danse à une réflexion sur l'art en général. Tous les arts seraient des cas particuliers de l'idée générale, du type simplifié de la danse en tant que celle-ci est une action qui d'une part ne vise pas l'utilité et d'autre part peut être éduquée, perfectionnée, développée. Tous les arts contiennent en effet une partie d'action, celle qui est engendre l'oeuvre ou bien celle qui la révèle. Ils déclinent l'action sous diverses formes et se comprennent en termes d'action. Ainsi, dire des vers revient à "entrer dans une danse verbale" car un poème, au moment de sa diction, est un acte qui se donne ses lois propres. De même, les mains du musicien qui courent sur le piano semblent composer un ballet réglé et soumis à des lois déterminées. Pareilles à des danseuses qui ont subi un dur apprentissage, ces mains sautent, se croisent, s'immobilisent, s'élancent, sur la scène pianistique tout en respectant un rythme, une cadence, une mesure. Valéry va encore plus loin en percevant dans la réalisation de l'oeuvre d'art une oeuvre d'art elle-même, et même un ballet composé d'opérations successives telles que l'action de l'artiste, son immobilisation, la reprise de son exercice, tout cela se déroulant selon un certain rythme.

        La danse serait une "poésie générale de l'action des êtres vivants": "elle isole et développe les caractères essentiels de cette action, la détache, la déploie, et fait du corps qu'elle possède un objet dont les transformations, la succession des aspects, la recherche des limites des puissances instantanées de l'être" sont à l'image de l'action que le poète fournit à son esprit, aux obstacles qu'il lui propose, aux "métamorphoses" qu'il en obtient, aux distances qu'il demande et qui l'écartent de la raison et de la logique du sens commun. La métaphore n'est pas autre chose qu'une "pirouette de l'idée" dont on joint les différentes images ou les différents noms. Toutes les figures mais également tous les moyens que sont les rimes, les inversions, les antithèses, ne traduisent rien d'autre que le maniement des possibilités du langage. Celles-ci éloignent et détachent le poète du "sol" du monde pratique pour l'élever dans un univers particulier, "lieu privilégié de la danse spirituelle".

 

 

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